13.

Le vieux geignait dans le salon. Ni les va-et-vient du médecin ni les médicaments n’arrivaient à atténuer ses souffrances. La maladie s’ancrait en lui inexorablement, le rongeait fibre après fibre, sournoise et méthodique, comme si elle cherchait à l’emporter par morceaux. Lui-même ne luttait plus. Laminé, chevrotant, il ne rassemblait ses ultimes forces que pour supplier Dieu d’écourter son agonie. Enveloppée dans une serviette en éponge, sa tête rétrécissait comme un coing blet. Entre deux gémissements, ses yeux débordants de chassie se révulsaient tandis que son corps avachi et rance se ramollissait sous les couvertures.

La mère chavirait de sommeil à son chevet, plongeait et replongeait dans une casserole le torchon avec lequel elle le rafraîchissait.

Nafa n’en pouvait plus d’assister, impuissant, à leur malheur. Il avait beau s’enfermer dans sa chambre, les bruits du salon profanaient son sommeil toutes les nuits.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il prit place au milieu de ses sœurs autour d’une table basse, écarta de la main les quelques tranches de pain beurrées qui constituaient le petit déjeuner et pria Amira de lui verser une tasse de café. Puis, pour détendre l’atmosphère, il taquina, du doigt, la petite Nora en train de promener sa langue sur les bords de son bol de lait.

– Tu me chatouilles.

– Moi ?

– Oui, toi. Je t’ai vu glisser ta main derrière mon dos.

– C’est sûrement un esprit frappeur.

Nora haussa les épaules et se remit à lécher son bol, surveillant son frère du coin de l’œil.

Nafa s’intéressa à Amira. Ce n’est pas juste, pensa-t-il. Malgré sa grande beauté et sa probité, elle ne trouvait pas preneur. Pourtant, à l’époque du lycée, sa silhouette rameutait tous les jeunes de la houma. Ses immenses yeux aux reflets de jade ensorcelaient. Ses propres camarades de classe jalousaient sa sveltesse et sa grâce et veillaient à ne pas s’afficher en sa compagnie. Elle était très belle, Amira, avec ses joues de houri ornées de fossettes et sa chevelure interminable dans le dos. Nafa avait de la peine pour elle. C’était à cause de lui si les prétendants la boudaient. Il les avait tous renvoyés. Il l’avait promise à Dahmane. Mais Dahmane avait oublié ses engagements une fois à l’Institut des hôtelleries de Tizi Ouzou. Là-bas, les filles étaient émancipées. Dahmane avait toujours rêvé d’épouser une femme du beau monde, sachant recevoir et « sortir », et s’entretenir avec les gens de la haute.

Maintenant, Amira allait sur ses vingt-quatre printemps, et aucune hirondelle ne s’en apercevait.

Nora reposa son bol, courut dans la chambre chercher son cartable.

– Accompagne-la à l’école, Souad, fit la mère. Dis à la maîtresse que je ne peux pas la voir aujourd’hui, non plus.

Souad opina. À son tour, elle quitta la table et décrocha son hijab dans le vestibule.

Souad avait dix-sept ans. Contrairement à ses sœurs, la nature ne l’avait pas gâtée. Trapue et replète, un nez flasque occupant la moitié de la figure, elle subissait l’ingratitude de ses traits de plus en plus mal. C’était sans doute pour l’oublier qu’elle s’était réfugiée dans une piété aigrie, austère et obtuse. Nafa ne se souvenait pas de l’avoir vue rire aux éclats depuis une décennie.

Après le départ de ses deux sœurs, Nafa appela sa mère pour s’informer s’il n’y avait pas des commissions pour lui. Elle fit la moue, ne trouva rien de spécial à lui communiquer. Elle s’inquiétait pour le vieux, mais savait que ce n’était pas du ressort de son fils.

– J’ai prié ta tante de venir me donner un coup de main. Le manque de sommeil me terrasse. Ni moi ni tes sœurs ne nous en sortons. Il faut quelqu’un pour nous relayer.

Nafa approuva l’initiative.

Avant de prendre congé, il observa Amira et se demanda s’il n’était pas opportun de lui trouver un mari. Il avait entendu dire que l’imam Younes envisageait de prendre femme et qu’il avait pour la famille Walid la plus haute estime.

– Ce serait avec joie, s’entendit-il chuchoter en atteignant la porte.

Hamza Youb l’attendait au bas de l’escalier. Un bonnet crasseux enfoncé jusqu’aux oreilles, il portait une salopette maculée de taches de peinture et des espadrilles pourries. Nafa en déduisit qu’il n’était pas là pour une « mission », mais sa présence l’intriguait.

– Y a pas le feu, l’apaisa derechef le peintre en bâtiment.

Il l’accompagna au parking où Nafa rangeait son taxi, sans mot dire. Nafa vérifia l’huile, l’eau dans le radiateur, donna des coups de pied dans les pneus et mit le moteur en marche.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Je t’expliquerai.

– Je n’ai pas travaillé depuis deux jours, lui signala Nafa.

Hamza s’écarta pour le laisser sortir la voiture et grimpa à côté de lui. D’une chiquenaude, il ouvrit une boîte de tabac à chiquer, en préleva une pincée qu’il déposa sous sa lèvre, ensuite il s’essuya les doigts sur le genou.

– Voilà, annonça-t-il, hier, Rachid Abbas a été arrêté dans un café lors d’une vérification de papiers de routine. Je te répète qu’il n’y a pas le feu. Abbas n’a jamais pris part à une quelconque opération. C’est le proche de l’imam Younes, et ça le dispense de pas mal de corvées. Seulement, avec des gars de son genre, on sait jamais. Abbas n’est pas coriace. Il risque de paniquer. L’imam a décidé de prendre les mesures qui s’imposent : nous devons nous absenter deux ou trois jours, le temps de voir ce qui va se passer.

– Mon père est souffrant.

– Tu n’es pas médecin. D’un autre côté, il nous est interdit de nous exposer gratuitement. Le groupe en dépend.

– Abbas ne sait pas grand-chose sur moi.

– Peut-être, mais il pourrait donner quelqu’un mieux informé que lui. Donc, tu décroches. Pour quelques jours. Ce n’est pas la mer à boire.

Hamza parlait doucement, d’une voix atone, en contemplant les immeubles délabrés de la cité. Nafa ne se fia pas à son calme. Les paroles de son passager étaient claires et nettes. Elles avaient la rigueur des sommations.

– Je ne sais pas où aller.

– Nafa, mon frère, quand vas-tu te mettre dans la tête, une fois pour toutes, que nous ne sommes pas seuls, que nous avons une organisation parfaitement huilée qui veille sur chacun de nous et sur nos familles ?… Quand tu m’auras déposé, tu retourneras à la Casbah et tu laisseras ton taxi chez Daoud le mécanicien. Au parking, ça éveillerait les soupçons. Tu diras à ta famille que ta voiture est en panne et que tu es obligé d’aller à Sétif acheter des pièces de rechange.

– Je te rappelle que mon père est malade.

– On s’en occupe. Abou Mariem te retrouvera à 11 heures chez Omar pour te conduire en lieu sûr.

Après un long silence, il se casa confortablement dans son siège et assena une tape sèche sur la cuisse de Nafa :

– Détends-toi, kho. Il n’y a pas le feu, je t’assure.

Nafa patienta chez Omar jusqu’à 13 heures. Abou Mariem ne se montra pas. Tard dans l’après-midi, un coup de téléphone leur annonça que l’alerte était finie ; Abbas Rachid avait été relâché. Soulagé, Nafa retourna chez le mécanicien récupérer son taxi.

Pendant un mois, personne ne le sollicita, ni pour transporter un « transitaire » ni pour une collecte de fonds. Il reprit son travail, normalement, parcourant les artères de la ville, remarquant au passage que la police se renforçait autour des sites névralgiques, réarticulait ses dispositifs en fonction de la menace, équipait ses barrages de herses et d’engins blindés. Si à la Casbah et à Bab El-Oued elle n’osait pas encore se hasarder, elle reprenait progressivement en main les quartiers résidentiels et les grands boulevards. La rumeur faisait état de l’infiltration des rangs intégristes par des agents de la Sécurité. La méfiance sombra aussitôt dans l’espionnite. La délation traquait la moindre anomalie. On enrôla des gamins pour surveiller aussi bien les taghout que les militants islamistes. En réponse au couvre-feu instauré par le pouvoir, un autre fut décrété par l’émir. Des purges sanglantes furent opérées dans les milieux intégristes, notamment au niveau des réseaux de soutien. Parmi les corps dépecés que la Protection civile ramassait sur les terrains vagues, certains appartenaient à des sympathisants du FIS exécutés par leurs pairs.

Par ailleurs, les rafles s’enhardirent et se mirent à sanctionner systématiquement les attentats. Les Ninja-DZ – l’élite de la police – investissaient petit à petit le terrain, méthodiques, efficaces. Ils surgissaient dans la nuit, îlotaient l’immeuble suspect, embarquaient leur gibier et se repliaient avec la rapidité de l’éclair. Des batailles rangées éclataient çà et là. Au cours de l’accrochage, les insultes obscènes et les provocations dominaient les fusillades. Les premières pertes sérieuses affaiblirent bientôt les groupes armés du centre-ville. En une nuit, neuf intégristes furent surpris dans un taudis. À l’aube, leurs cadavres méconnaissables furent jetés sur un camion et promenés dans les rues. Les policiers tiraient en l’air en signe de victoire. Les badauds les regardaient « se donner en spectacle », l’œil chargé de haine. La revanche des émirs ne se fit pas attendre. Une patrouille de Ninja-DZ fut anéantie, en quelques minutes, au beau milieu d’un souk. Là encore, les badauds assistèrent à la boucherie en grimaçant de dégoût.

Nafa ne fut pas inquiété. À aucun moment. On l’arrêtait au hasard des contrôles routiers, faisait descendre ses passagers, passait au crible leurs bagages. Quelquefois, un policier s’énervait. Nafa ne mordait pas à l’hameçon. Il prenait son mal en patience, ruminait sa haine sans desserrer les dents. On le laissait poireauter sur le bas-côté, puis on le libérait.

À la maison, le vieux se rétablissait. Il ne tenait pas encore sur ses jambes ; cependant, au gré de ses incorrigibles sautes d’humeur, il se surprenait à râler après son monde, et c’était merveilleux.

Nafa songeait sérieusement à marier Amira. L’imam Younes cachait mal ses intentions. Il n’en parlait que par intermédiaire, à des intimes. Mais toute la Casbah savait qu’il avait l’œil sur la fille des Walid. Par endroits, les gens se levaient au passage de Nafa ; on se donnait la peine de traverser la chaussée pour lui serrer la main, on ne se cachait pas pour l’aduler, et les cafetiers refusaient catégoriquement de lui remettre l’addition. Même Omar Ziri s’écrasait devant lui.

Puis, un soir, les voitures de police devant la porte de son immeuble lui glacèrent le sang. La rue était obstruée par un attroupement. Des familles entières se bousculaient aux balcons.

– Ils sont venus te chercher, l’avertit un garçon.

Nafa rebroussa chemin. Au fur et à mesure qu’il s’éloignait, les murailles de son enfance ondoyaient autour de lui, fuyaient tel un mirage. Sa tête se creusait, ses oreilles stridulaient, sa poitrine s’enflammait comme une botte de foin. Il n’entendait plus que sa respiration débridée, les coups de massue dans ses tempes, ne voyait que les ruelles en train de le lâcher, de l’isoler, de l’exposer. La peur s’empara de ses tripes. Il prit soudain conscience de sa vulnérabilité. Alors, à moitié assommé, totalement désemparé, il se mit à courir, à courir, à courir…

 

– Ici, tu peux dormir sur tes deux oreilles.

Nafa était choqué. Il n’avait jamais imaginé misère pareille. Le monde à travers lequel le trimbalait Abou Mariem était inconcevable. Des centaines d’horribles gourbis s’amoncelaient sur le terrain vague : toitures défoncées, enclos bricolés avec des plaques de tôle ondulée et de morceaux de voitures, fenêtres découpées dans des caisses, recouvertes de Plexiglas poussiéreux et de cartons pourris, flaques de rinçures grouillantes de bestioles, fourgons désossés couchés en travers des « patios », monticules d’ordures ménagères et, au milieu de cet univers dantesque, des spectres quasi détritivores erraient, le regard tourné vers l’intérieur de leur crâne, la figure tendue comme une crampe. On était dans un bidonville d’EI-Harrach, à quelques encablures d’Alger. Jamais Nafa Walid n’avait soupçonné l’existence d’une telle déchéance humaine aux portes d’El-Bahja, lui qui était né et avait grandi dans les ruines insalubres de la Casbah.

– Tu croyais avoir atteint le fond, à Souk El-Djemâa, lui dit Abou Mariem. Eh bien, tu n’as encore rien vu.

Nafa se demandait surtout comment des êtres humains pouvaient vivre dans une laideur pareille, entassés n’importe comment au milieu de cette ferraille hideuse et de cette pestilence, comment faisaient les mioches pour ne pas s’éborgner dans les allées hérissées de barres de fer, de grillage éclaté et de fils barbelés, quel mausolée avaient profané ces gens, quelle malédiction avaient-ils déclenchée pour mériter de purger leur peine dans un cloaque aussi infamant ?

– C’est pourquoi nous nous battons, frère Nafa.

– Oui, soupira-t-il.

– Ici, tu n’as rien à craindre. Nos hôtes hébergeraient le Diable s’il consentait à les débarrasser des fumiers qui les ont dépossédés d’absolument tout.

Avant de pénétrer dans un taudis, Nafa songea à faire demi-tour et à fuir n’importe où, loin, très loin de ce musée de l’horreur. Il était persuadé qu’il ne pourrait pas y passer une nuit. Un sentiment de désespoir l’habitait. Tout à coup, des images se mirent à tourbillonner dans sa tête, et il se prit à haïr chacune d’elles, les bonnes et les mauvaises, à haïr les proches et les amis, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, à haïr ses mains, ses pieds, ses yeux, à haïr le monde entier. Comment en était-il arrivé là, que faisait-il sur cette aile oubliée de l’humanité, reniée et par les anges et par les démons, qu’était-il venu y trouver ?

Il hésita longtemps avant de franchir le seuil du gourbi ?

Comme cette nuit-là, dans la forêt de Baïnem, une force perfide le poussait vers son destin avec la tranquillité du bourreau poussant le supplicié vers l’échafaud.

Il s’aperçut qu’il n’essayait pas de lui résister, qu’il n’en éprouvait ni la volonté ni la nécessité.

Un vieillard décharné était accroupi dans un coin, à remuer une louche dans un chaudron. Son pantalon lacéré dévoilait une partie de ses fesses et son tricot remontait haut sur son dos nu et cadavérique. En entendant le bruit de pas, il jeta un coup d’œil dans un morceau de miroir accroché sur le mur sans se donner la peine de se retourner.

– Ça sent bon, lui lança Abou Mariem.

Le vieillard huma la vapeur qu’exhalait la marmite, reposa un couvercle tordu dessus et se leva. Avec la pointe de sa savate, il repoussa un grabat sur le côté pour dégager la voie, enjamba une table basse et vint donner l’accolade aux deux visiteurs. Il embrassa copieusement Abou Mariem, effleura Nafa et recula pour le dévisager :

– Il aime les lentilles, ton copain ?

– Il aimerait une bonne paillasse pour la nuit plutôt.

– Ah ! un transitaire.

– La police est à ses trousses.

Le vieillard regarda par-dessus l’épaule de Nafa.

– Je ne vois aucun poulet, dehors. Ça m’aurait fait plaisir d’en déplumer quelques-uns, histoire de changer de menu.

Abou Mariem rit silencieusement.

Il dit à Nafa :

– Tu as sûrement entendu parler de Salah l’Indochine.

– Non.

– Eh bien, c’est lui. Il a fait la guerre d’Indochine, la révolution de 54 et la guerre des frontières contre les Marocains en 63. C’est un increvable. Il gravit encore les montagnes plus vite qu’un chacal. C’est notre guide. Il connaît le maquis mieux que ses poches.

– Normal, fît le vieillard en retournant le fond de ses poches, il n’y a rien d’intéressant là-dedans.

Nafa sentit son ventre se nouer.

– Il va me conduire au maquis ?

– Pas dans l’immédiat.

Le vieillard pria ses hôtes de se mettre à l’aise et sortit dans la cour. Nafa n’eut pas la force de s’asseoir. Il regarda autour de lui, à la manière d’un animal pris dans la nasse. Il dut déglutir convulsivement pour s’éclaircir la voix,

– Je ne suis pas prêt pour le maquis, bredouilla-t-il.

– N’anticipons pas. Tu vas te cacher ici momentanément.

– Combien de temps ?

– Ça dépendra de cheikh Younes.

Le vieillard revint avec un plateau chargé d’œufs durs, d’olives, de galettes et de boîtes de jus d’orange, déposa le tout sur la table basse, s’assit en tailleur sur le sol et attendit que les jeunes gens en fassent autant.

Abou Mariera se servit le premier.

Nafa refusa de manger. Le désarroi inondait ses traits, le défigurait.

– Il a un problème, ton copain ?

– Forcément, c’est son premier.

Le vieillard engloutit un œuf en entier qu’il accompagna de deux gorgées de jus, clappa des lèvres.

– Hé, petit, dit-il, tout s’arrangera. Au début, on est dépaysé. C’est naturel. Dans pas bien longtemps, ça filera tout seul.

Nafa acquiesça, sans conviction.

– Est-ce que tu crois au destin, petit ?

– Mon nom est Nafa.

– Bien, Nafa. Est-ce que tu crois au destin ?

– Je ne sais pas.

– Si tu pars du principe qu’il ne peut t’arriver que ce que Dieu veut, tu es sauvé. C’est ça, le destin. L’important est de ne pas faillir dans sa foi. Pas vrai, Abou Mariem ?

– C’est vrai.

– En Indochine, je n’avais pas vingt ans. Je me rappelle, à peine débarqué, un camion a sauté sur une mine. On n’a pas eu le temps de ramasser les copains à la petite cuillère, un obus a pété au milieu du convoi. J’étais à l’envers, tu saisis. Je chialais comme un môme perdu dans la jungle. Les nuits brûlaient de fusées éclairantes et d’explosions. C’était l’enfer, mon gars. J’allais devenir cinglé. La gadoue, la mousson, les pièges dans le taillis, on avançait. Nos machettes s’émoussaient sur la végétation. Au détour d’un arbre, c’était l’éclaireur qui recevait une rafale dans la gueule. Au sortir d’une rizière, c’était toute la section qui dégustait les glands des embuscades. Les brancardiers ne se retrouvaient plus. Y en a qui piquaient des crises avant de se ruer sur les mitrailleuses ennemies pour en finir… Puis, un beau matin, je me suis dit : « Salah, tu es dans ce merdier depuis des mois, et t’as pas une éraflure. Est-ce que tu peux me l’expliquer ? Je vais te l’expliquer, moi ; il ne t’arrivera que ce que Dieu veut. C’est ça, la vérité. Le reste, tu t’en fiches… » J’ai galéré deux années, là-bas. C’était pas un bled, c’était un immense charnier. On passait plus de temps à enterrer nos morts qu’à riposter aux bridés. J’entends encore résonner la chorale de l’artillerie et le vrombissement des bombardiers… Démobilisé, j’ai dit : Chapeau ! l’orage est passé. Je jette par terre mon casque et reprends mon turban. De retour au pays, la révolution m’attend sur le quai. Pas le temps de faire la bise à la maman… La révolution, c’était pas joli, non plus. Je te raconte pas. Pas moins de vingt-huit embuscades. Et ni les bombes au napalm, ni les ratissages tous azimuts ne m’ont rattrapé. Parce que Dieu ne l’a pas voulu.

– Comment ça se fait qu’avec toutes ces guerres tu n’as pas été blessé ? le taquina Abou Mariem.

Le vieillard se redressa. D’un geste théâtral, il retroussa son tricot pour montrer son nombril :

– Et ça, c’est quoi ? Une balle est entrée par ici et ressortie par là, ajouta-t-il en enfonçant le doigt dans son derrière. C’était sans doute un projectile hors norme, parce que jusqu’à aujourd’hui j’ai le trou du cul qui ne cicatrise pas.

Abou Mariem se renversa sur un coude en s’esclaffant.

Nafa, lui, ne sourit même pas.

Tard dans la soirée, Hamza Youb arriva. Il les trouva en train de dîner. Il les laissa finir de manger, assis sur une caisse, l’air sinistre. Nafa ne put supporter son regard terne. Il interrompit son repas et le rejoignit.

– Alors ?

Hamza fixa Abou Mariem. Ce dernier comprit le message. D’un hochement de la tête, il l’autorisa à parler. Lentement, Hamza posa ses mains sur les épaules du taxieur, perçut les frissons qui les gagnaient, se racla la gorge et dit :

– J’ai de très mauvaises nouvelles à t’annoncer, Nafa mon frère. À propos de ton père…

– Tu ne vas pas me dire qu’ils ont osé l’arrêter. C’est un vieillard, un moribond…

– C’est plus grave, Nafa mon frère.

– Non, non, ce n’est pas possible…

– Les taghout l’ont tué chez lui, devant les siens. Je suis désolé.

– Non, pas lui, pas mon père. Il n’a rien fait. C’est insensé…

Nafa se prit la tête entre les mains et glissa doucement quelque part…